Colloque droit de la famille organisé en 2006 par l'Association de Juristes en Polynésie française

La honte de porter plainte

Mme Véronique AMO :
Vous parliez tout à l’heure d’éviction du conjoint violent du domicile conjugal. Connaissant les spécificités de la Polynésie Française, et sachant très bien que le domicile conjugal n’est pas réellement à une personne, mais appartient à deux personnes, je vous pose la question : A qui appartient ce domicile conjugal ? A partir de quel critère peut on dire que le domicile conjugal appartient à l’un ou à l’autre par rapport aux spécificités du Pays ?
D’autre part, je voudrais également faire remarquer qu’ici, en Polynésie, nous avons un autre aspect concernant la plainte. Nous n’avons pas cette idée de vouloir porter plainte, parce que comme on dit ici « Ca fait honte ! ». Quand il va le faire, c’est vraiment qu’il est arrivé à un point extrême. Ce n’est même pas la personne concernée qui fait cet acte là, c’est sur l’appui et l’aide de quelqu’un d’autre.
Quand nous parlons de violences conjugales, nous parlons surtout des femmes. Mais il faut admettre qu’il y a également des hommes qui sont battus. Ca fait peut être partie également de la spécificité du territoire, mais ce n’est pas seulement ici, c’est dans le monde entier. Les hommes sont également battus. Avons-nous quelque chose qui soit en faveur de ces hommes battus et est-ce que c’est déjà mis en place ?
Dernier point : Est-ce que le fait d’avoir porté plainte et de voir l’autre être mis en prison, est une bonne solution ? C’est vrai que c’est une sanction mais que va-t-il se passer après ?
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M. ZIENTARA :
Effectivement c’est une question riche parce qu’il y a plusieurs volets.

Sur le premier point, le domicile dont le conjoint violent va être éloigné, est le domicile conjugal, là où la famille a son établissement. Ce n’est pas une question de propriété. Même si le domicile appartient exclusivement au conjoint violent, c’est le domicile de la famille, le domicile du couple. Donc le conjoint violent , sera éloigné du domicile, même si c’est un bien propre qui lui appartient depuis X générations. L’autre conjoint restera dans ce domicile avec ses enfants. C’est là où il ou elle a son établissement, nonobstant le fait que ça lui appartienne ou que ça ne lui appartienne pas.

Deuxième point sur la honte. Cette honte de porter plainte, elle est largement répandue. C’est vrai également en Métropole. On ne franchit pas facilement les portes d’un palais de justice ou d’un commissariat ou d’une gendarmerie, a fortiori lorsqu’il s’agit de faits qui relèvent, pour les personnes qui portent plainte, de leur vie privée. C’est la raison pour laquelle, toutes ces campagnes d’informations et de sensibilisation sont importantes parce qu’elles vont permettre à ces gens, ces femmes en général, de se libérer en quelque sorte en portant plainte, parce que, malgré tout, si elles portent plainte, le cycle des violences va cesser. C’est en tous cas ce qu’on constate dans ce type d’affaire où il y a des faits qui durent depuis un certain nombre d’années. C’est un peu plus spécifique à la Polynésie parce que, par ailleurs, il y a une justice qui est considérée comme obscure, difficile à appréhender. Cette complexité apparente lié au sentiment de honte rend effectivement la plainte difficile.
Je ne pense pas que le sentiment de honte soit plus spécifique à la Polynésie. En Métropole, 13 % seulement des femmes portent plainte, donc 87 % des femmes ne portent pas plainte parce qu’existe également sans doute ce sentiment de honte. C’est le travail des associations de faire en sorte qu’on arrive à libérer la parole de ces femmes.
Une des raisons pour laquelle on ne porte pas plainte est la confusion entre la peine prononcée et la peine encourue - 5 ans d’emprisonnement ou trois ans selon l’importance de l’ITT. Mais ce sont les peines encourues, ce sont les peines théoriques. Il ne faut pas trop le dire mais la peine théorique est rarement prononcée . Ca fait toutefois partie aussi de la prévention. Il est important de rappeler que la peine encourue est de 5 ans ou de 3 ans, ou pour les cas extrêmement graves, 20ans, voire à perpétuité pour les meurtres entre époux, mais, d’abord, ce sont des peines encourues. Mais s’agissant des sanctions effectivement prononcées par les tribunaux, il faut savoir que, d’une part, il y a des peines alternatives, c'est-à-dire la médiation, le rappel à la loi, l’éloignement, c’est une partie des infractions qui finissent comme cela. Et puis, sur les infractions qui sont jugées par le tribunal correctionnel, la majorité des peines qui sont prononcées sont des peines avec sursis. Le sursis c’est : on n’exécute pas la peine. Sursis simple, pendant un délai de 5 ans, si on ne réitère pas le comportement, on n’exécute pas la peine, mais si par contre, on recommence le même type de faits ou d’autres faits, le sursis peut être révoqué, doit être révoqué. La peine d’emprisonnement ferme est prononcée de manière assez rare, lorsque les faits sont extrêmement graves. La peine dont je vous parlais tout à l’heure de 3 ans d’emprisonnement qui a été prononcée, il y a 3 semaines, au tribunal pour des faits de violences conjugales, sanctionnait un agresseur qui était multi réitérant. Il avait déjà été condamné à une peine d’emprisonnement avec sursis et à une peine d’emprisonnement ferme, et recommençait une troisième fois des faits strictement similaires. Donc il y a une gradation, le tribunal dans sa grande sagesse, en général sait faire la part des choses et prononce des peines avec sursis. Il peut aussi prononcer des peines d’amendes, d’ailleurs. S’il faut informer en disant « attention, c’est grave et la peine est de 3 ans encourus ou 5 ans », dans la réalité judiciaire , ce ne sont pas ces peines là qui sont prononcées de manière systématique devant le tribunal correctionnel. Les juges prennent en considération la situation , le déroulement des faits , les regrets de la personne, la prise de conscience de la gravité des faits, la situation familiale, que sais-je ? En général, la peine prononcée, d’ailleurs requise par le Parquet, l’ est avec sursis. Si toutefois les faits sont gravissimes, il est évidemment difficile de requérir des peines très symboliques

Sur les hommes battus par contre, c’est relativement rare, moi j’en ai vu très peu, en tous cas d’hommes battus en correctionnelle. J’ai vu des cas d’hommes, c’est dramatique en ce sens qu’ils sont décédés, mais ce sont des hommes qui, auparavant, battaient leur femme, et leur femme a donné un coup de couteau pour se défendre. Mais la législation est la même que l’agresseur soit homme ou femme, mais peut être avec la difficulté supplémentaire pour les hommes, de porter plainte lorsqu’on est un homme battu avec tout ce que ça entraîne par rapport à cette fameuse honte.
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Farhan YAZDANI : Cette histoire de honte est, je pense, très importante, mais il n’y a pas que le problème de la honte. J’ai vu une patiente qui m’a raconté une histoire déchirante où le médecin qu'elle avait vu l'avait encouragé à porter plainte ; elle l’a donc fait et, du coup, toute sa famille s’est tournée contre elle. Elle a été virée de la maison, plus personne ne l’invite pour les fêtes. Elle m’a dit : « Voilà, le popa’a m’a dit de porter plainte parce que c’est dans l’intérêt des femmes, et moi, maintenant, je suis fichue, je suis grillée sur le territoire ». Donc je pense qu’il y a d’abord ce problème de la plainte qui est perçue comme une espèce de trahison, on est face à un système de silence mafieux. « Comme on est tous solidaires, si tu parles, tu as trahi notre groupe ». Et je pense que c’est très important dans la gestion de la violence familiale que la victime puisse dire : « Moi je demande que mon foyer fonctionne, je ne demande pas que l’autre soit puni, je demande à ce que ce problème soit résolu, que cette maladie conjugale que nous appelons depuis un certain temps, la "conjugopathie" (car on peut considérer la violence conjugale comme une maladie), soit soignée; j'agis par amour, pour que cette maladie de notre couple et de notre foyer soit guérie ». Et à ce moment là on s’approche beaucoup plus à une forme de justice qui se développe. Il y a nombreux partisans d'une justice qui est une justice réparatrice, que les anglo-saxons appellent « restorative justice », la justice qui cherche concilier, à réparer, à restaurer une situation de paix, plutôt qu’une justice uniquement répressive, une justice dissuasive qui fait peur. On s’est rendu compte, par exemple, que chez les indiens navajos d’Arizona, lorsqu’il y avait des conflits, ils se mettait ensemble, ils fumait le calumet de la paix, ils faisait un "pow wow" et ils se disait : « Voilà, tu lui as fait cela, comment peux tu réparer ?» alors le coupable dit « Voilà, je lui donne mon cheval ou je lui donne 3 chèvres ou je vais faire le ménage chez toi ou je lui donne mon wigwam, etc. … Est-ce que il est satisfait ? » . Si tout le monde est content, on se serre la main et on s’en va. Tandis que, quand le garçon violent passe trois mois en prison, en sortant, on ne peut pas toujours lui demander d’aimer la femme qui l'a dénoncé. Parfois c’est fichu. Quand on parle de la médiation et de la conciliation, on envisage des nouvelles voies de justice qui ne passent pas nécessairement par la répression. La répression est là pour les cas graves, mais, en avant que l'événement grave n'arrive, il faut trouver ces solutions plus "soft" qui permettront d'éviter les cas graves. Je pense que ce regard extérieur, que ce soit du médecin, du gendarme, de l’assistante sociale, est un regard déjà régulateur, réparateur. C’est un point de référence extérieur. L’idée même de croire : « Chez moi ça m’appartient, je fais ce que je veux », est une idée de toute-puissance qui doit disparaître. Nous ne sommes pas totalement libres. Ma maison m’appartient, mais je ne peux pas y organiser un trafic d’armes, je ne peux pas y mettre le feu, etc. … ça m’appartient pourtant, mais la société dont dépend ma survie a un droit de regard. Mon corps m’appartient, mais je n’ai pas le droit de vendre mon rein. La société a décidé que corps humain n’était pas disponible à la vente. Il y a des cas où la justice peut intervenir avant qu’il y ait des plaintes. Si vous vous engager dans une relation sadomasochiste, et vous vous faites torturer, en accord entre-vous, la justice peut intervenir, même si vous avez demandé l'acte de torture : « Ah, oui, c'est moi qui lui ai demandé de me découper au couteau », mais cela ne suffit pas pour excuser l'acte. C’est une infraction pénale, contre les lois de la société qui dit : "Nous ne voulons pas de ça chez nous. Nous ne l’acceptons pas." C’est le regard extérieur de la société qui pose les limites, qui régule ce qui est du domaine privé et ceci est vrai pour la vie familiale.